Les méandres de la mémoire
Par : Marie-Claude Lessard
En 2010, dans le cadre du quarantième anniversaire de La Nuit de la Poésie, événement culturel ayant défini la poésie québécoise moderne, l’artiste multidisciplinaire Robert Lepage a été mandaté de réciter par cœur le mythique poème Speak White de Michèle Lalonde. À sa propre surprise, apprendre ce texte d’à peine trois pages s’est révélé être un défi périlleux pour le talentueux acteur. Est-ce parce le poème ne rime pas? Ou encore parce que Lepage n’est pas particulièrement familier avec l’univers de Lalonde? Quoi qu’il en soit, les obstacles d’ordre mnémotechnique et les réflexions philosophiques découlant de l’interprétation de cette oeuvre ont inspiré la pièce 887, un voyage politique et personnel parcourant les pans marquants des années soixante… et l’enfance douce-amère d’un artiste visionnaire.
Détenant un délai d’une semaine pour mémoriser Speak White, l’auteur recrute un collègue du conservatoire pour essayer des trucs et analyse le texte en se plongeant dans ses lointains souvenirs. Les transitions entre les événements du passé et ceux se déroulant en 2010 sont si finement ficelées que les spectateurs ne peuvent faire autrement que de suivre le fil du merveilleux texte sans aucune trace de confusion. À travers ce monologue intimiste saisissant, Robert Lepage s’interroge sur les fascinants méandres de la mémoire ainsi que sur son fonctionnement cérébral et affectif particulier. Pourquoi le petit Robert se rappelle sans l’ombre d’un doute les noms de tous ses voisins habitant au 887 avenue Murray alors que l’adulte Robert ne parvient pas à prononcer sans hésitation le vers : Nous sommes un peuple inculte et bègue ? Comment le cerveau détermine quels sujets ont du sens ou non? Afin d’administrer au poème une logique qui lui est propre, Robert Lepage décortique les enjeux sociaux contenus dans l’oeuvre (la bataille Wolfe/Montcalm, la venue de Charles de Gaulle…) sous forme d’exposé et dresse des parallèles avec la réalité ouvrière vécue par ses parents, ce qui donne droit à une enfilade de répliques à la fois drôles et touchantes. Le public se transporte alors dans un surprenant et nostalgique festival de textures et d’odeurs le renvoyant à sa propre enfance, ses idéaux et ses visions du monde. Cette leçon d’histoire québécoise nullement complaisante culmine à l’incarnation magistrale du poème. Afin de capter la vérité de chaque mot prononcé, Robert Lepage se met dans la peau de son père. Un moment poignant et inoubliable.
Pour illustrer ses multiples univers, le metteur en scène utilise savamment des décors grandioses opposés à des objets miniatures. Alliant vidéos personnelles et d’archives ainsi que des projections multimédias, la scénographie jouit d’une impressionnante ingéniosité. Tous les membres derrière Ex Machina peuvent être extrêmement fiers de leur splendide travail qui n’éclipse jamais la portée du texte et la performance extraordinaire de Robert Lepage, qui affiche ici un délicieux sens de l’autodérision. Bien que complexe, l’oeuvre n’est jamais incompréhensible. Elle demeure accessible à tout type de public. D’ailleurs, la pièce s’avérerait un complément idéal au programme d’histoire enseigné aux adolescents habitant au Québec.
887 , présentée au TNM, affiche complet, mais des supplémentaires sont prévues jusqu’au 8 juin.
Texte révisé par : Cloé Lavoie