L’épreuve du transfuge de classe

Par : Elizabeth Stone
Montréal, septembre 2025 – Avec Rue Duplessis | Ma petite noirceur, Jean-Philippe Pleau ose une traversée rare et fragile : celle d’un transfuge de classe qui retourne sur ses pas, au risque de rouvrir des plaies. Son récit scénique, à la fois tendre et brutal, conjugue une sincérité bouleversante avec une mise en scène ingénieuse où la maison familiale et la Cavalier 86 blanche deviennent les témoins muets d’un dialogue intérieur.
L’oeuvre de Pleau brille par la manière dont elle aborde la question des transfuges de classe — ces femmes et ces hommes qui, par leurs études et leur trajectoire, quittent leur classe sociale d’origine pour intégrer d’autres milieux plus aisés autant culturellement que financièrement. Pleau met en scène la tension qui en résulte : entre loyauté et distance, entre l’amour des siens et la honte parfois intériorisée. Rien n’est caricatural : au contraire, chaque nuance est explorée. L’ascension sociale n’est jamais présentée comme une libération totale, mais comme un déplacement douloureux où les repères se brouillent.
Dans le superbe décor, la Cavalier 1986 condense cette fracture. Pour son père, elle est l’étendard de la dignité ouvrière, de la réussite tangible. Pour Pleau, résidant maintenant sans voiture à Rosemont, elle incarne un mirage qui ne colle plus à sa réalité. Cette dissonance entre les symboles de réussite entre père et fils illustre la difficulté de dialoguer entre deux mondes, même liés par le sang.

Une intimité radicale avec le public
Au-delà du décor et du jeu, ce qui frappe, c’est la confiance que Pleau accorde aux spectateurs. Il n’élude rien, allant jusqu’à faire de la poursuite intentée par sa propre famille après la publication de son livre un thème central de la pièce. Cet aveu, livré sans pathos mais avec une lucidité presque désarmante, instaure une atmosphère de confidence rare. Le spectateur se sent plutôt privilégié d’avoir accès à l’intimité de la famille Pleau.
La beauté d’un décor en mouvement
Le décor, déjà remarquable par sa justesse, gagne une dimension supplémentaire grâce à son évolution scénique. À chaque chapitre, la maison recule lentement, comme si elle s’éloignait peu à peu de celui qui raconte. Ce glissement visuel, presque imperceptible au début, devient bouleversant lorsqu’à la fin, il ne reste plus que les meubles, éparpillés à l’extérieur, exposés au regard de tous. Ce choix scénographique traduit magnifiquement le processus de déconstruction identitaire : quitter sa maison, ce n’est pas seulement changer de lieu, c’est voir ses repères se déplacer, parfois se dissoudre. La beauté de ce mouvement scénique réside dans sa simplicité et sa puissance évocatrice : il raconte, sans un mot, la distance grandissante entre l’enfant de la rue Duplessis et l’adulte qu’il est devenu.

Un théâtre nécessaire
Le jeu des acteurs amplifie cette matière vive : Michel-Maxime Legault, en mère anxieuse et vibrante, Steve Laplante, en père maladroit et sévère, et Pleau lui-même, dans ce rôle triple qui conjugue l’enfant, l’animateur et le sociologue. Ensemble, ils composent une fresque humaine qui n’évite pas les contradictions, mais les embrasse.
Rue Duplessis | Ma petite noirceur est une œuvre profondément intime et emplie d’émotion qui met en lumière les fractures invisibles des parcours sociaux. Entre la tendresse des souvenirs, la douleur des ruptures et la lucidité d’un homme qui ose tout dire, le spectacle offre un moment de théâtre nécessaire, à la fois drôle, dérangeant et qui, sans l’ombre d’un doute, sait faire écho chez beaucoup de québécois.e.s.
