Critique de la pièce 4.48 Psychose au Prospero
Crédit photo : Nicolas Descôteaux
Par : Annie Dubé
Ce n’est pas tous les jours qu’on a envie de plonger dans la détresse d’une femme en pleine dérive, et pourtant, je recommande à quiconque aime le théâtre ou les méandres de la psyché de le faire, en allant voir au plus vite la pièce 4.48 Psychoses, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 22 mai. Sophie Cadieux y est tout simplement, pour ne pas dire entièrement, phénoménale.
L’adaptation québécoise, qui avait été jouée en 2016 avant de voyager en France en 2018, est de retour. Profitez-en ! Le texte de la Britannique Sarah Kane, véritable chef-d’œuvre que la dramaturge a écrit avant de s’enlever la vie, est un ensemble de fragments qui nous amène avec elle, quelque part entre le mal de vivre et la recherche d’une vie authentique, sans compromis. Entre l’éclatement de soi et le voyage profond au cœur de ses blessures et de ses espoirs perdus, c’est une âme déchirée qui se présente à nous. Un esprit dénudé, paradoxalement poussé par une force de vie… vers la mort. On explore sa relation face à elle-même, à son dégoût, aux intervenants dont le script générique ne fait que l’abrutir dans l’isolement, et à son désir de vivre la vie que la vie ne lui a pas donnée. On la sent si loin des autres qui transpercent sa peau.
Loin de moi l’idée de lancer un tel concours, mais il me semble percutant en sortant de la représentation que Cadieux est l’une des plus grandes actrices du Québec actuel. Et cette pièce est le terreau parfait pour mettre en valeur son talent d’interprète, certes, mais surtout, sa grande liberté d’explorer des états d’âme tabous, sans jamais se restreindre, sans jamais faire une fausse note. On la sent présente, connectée, entière. Vulnérable, puissante, son interprétation du rôle principal laisse sans mot devant une infinité de maux. Et pourtant, il y a tant à dire.
Quelque part entre un Trainspotting et un Twin Peaks théâtral, la mise en scène de Florent Siaud nous plonge dans ce drôle de rêve, ce cauchemar éveillé d’une femme au bord du suicide, dont l’esprit se fissure en milles versions d’elle-même, toutes plus hideuses les unes que les autres. Sa vision d’elle est vécue par le prisme de la haine de soi, et malgré tout, on sent que tout ce qu’elle voudrait, c’est se sentir aimée.
Quand la vie devient un mauvais rêve éveillé
L’ambiance est feutrée, à l’aide d’un rideau de franges rouges, qui rappelle l’univers de David Lynch. Des vidéos projettent parfois une animalité, parfois des icônes du cinéma noir et blanc. La scène devient rythmée, à l’occasion, avec de la musique pleine de caféine, alors qu’elle récite des conseils dignes des slogans coachs de vie les plus aérobiques. On se sent dans un esprit en recherche de lumière, mais qui se fragmente à l’infini lors de sa quête médicamentée dont le tempo ralentit ou accélère selon ses dosages.
Le personnage pose cette question en ouverture : qu’avez-vous à donner aux autres pour qu’ils vous offrent leur soutien? Seule avec ses versions d’elle qui s’engouffrent dans la solitude de son désespoir, entre la violence médicale et les stigmates de la santé mentale, on sent chez elle ce désir profond d’être reconnue. Peut-être n’a-t-elle rien à offrir aux autres pour obtenir leur soutien ? Elle devra donc faire le choix de s’enlever la vie à 4h48. On assiste à l’effritement de son esprit qui nous mène à ce désir de finalité. Voilà une belle occasion de nous questionner sur l’empathie, sur les transactions émotionnelles, à la valeur qu’on accorde ou non aux gens abimés et à l’inconfort devant tant de vulnérabilité.
Vêtue d’une robe blanche qui rappelle une camisole de force, Sophie Cadieux épluche les couches de sa souffrance jusqu’à atteindre l’épiderme; une fois cette armure pesante retirée nait un désir de s’envoler ailleurs qu’en elle-même, là où la recherche d’amour ne brûle plus le feu de la destruction de soi.
Tant le texte, que la scénographie, que le jeu de Sophie Cadieux font de cette pièce de théâtre une exploration de la condition humaine courageusement essentielle et audacieuse. Ce long monologue, où d’autres personnages répliquent à la protagoniste (on ne sait pas si ce sont des souvenirs rejoués en boucle dans son esprit en déconstruction ou des moments présents) est un bassin de lumineuse créativité malgré la déroute de cette âme intègre. Tout ce fond dans un seul esprit, qui se tord sur lui-même, pour essorer la souffrance d’une femme qui cherchait simplement la jouissance d’une vie aimante.
C’est le summum de l’interprétation théâtrale. Chapeau bas, ma’am Cadieux.
Plusieurs représentations affichent déjà complet, garrochez-vous.
Crédit photo de couverture : Nicolas Descôteaux
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