Critique de la nouvelle création de Michel Tremblay, et retour sur la manifestation surprise lors de la première de Cher Tchekhov au TNM jeudi dernier.
Par : Annie Dubé
C’était jeudi soir qu’avait lieu la première médiatique de la nouvelle création du grand Michel Tremblay, Cher Tchekhov, au Théâtre du Nouveau Monde, mise en scène par l’inimitable Serge Denoncourt. Voici nos impressions au sujet d’une soirée pas comme les autres, qui a été marquée par des manifestants venus s’adresser au public, dont on vous parle également en fin de texte.
Un métathéâtre de mises en abyme, entre hier et demain
Michel Tremblay est toujours une bonne nouvelle, et sa nouvelle pièce est un cadeau de plus pour les spectateurs. Bien que ce soit en quelque sorte une pièce presque impossible à jouer, eh bien, on la joue, et c’est exactement pour cela que c’est un bijou brut d’exploration narrative.
Nous voici devant Jean-Claude, un narrateur et dramaturge bloqué dans son écriture. Il est l’alter ego de Tremblay, qui relit un texte laissé dans un fond de tiroir et qu’il n’arrive pas à finir, qui prend progressivement forme en parallèle sous nos yeux. C’est alors que la fiction s’anime.
La pièce (dans la pièce) qu’il nous lit est au sujet d’une famille d’artistes qui se réunit pour l’Action de grâce et qui attend la visite controversée du nouveau copain de la plus diva de leurs sœurs, un critique de théâtre, c’est-à-dire une sorte d’ennemi symbolique ! Ce tabou, cet amour impossible entre deux aspects opposés de l’univers du spectacle, est source de frustration et de résistance dans la fratrie. L’un des frères, un auteur qui ne s’est jamais remis d’une critique à son sujet et qui est l’alter ego de l’alter ego de Tremblay (vous me suivez ? ) l’a encore de travers dans la gorge. Il s’oppose à ce parasite qui tente de se greffer à son noyau familial, tout en sondant les blessures d’estime que cachent ses certitudes.
La dynamique familiale est à la fois drôle et conflictuelle; elle n’a rien du tout à voir avec Tchekhov et a tout à voir avec son oeuvre plus grande que nature. Il est un peu le prétexte et la trame de fond qui relient les différents niveaux de lecture : on fait référence à l’écrivain russe avec plusieurs clins d’œil, parfois tragiques ou comiques. Le narrateur s’inspire de ce canon pour mieux s’en distinguer, bien que le spectre de Tchekhov le hante tout au long de la pièce.
Après quelques minutes, le décor de la maison familiale fait son apparition et s’emboîte pour prendre forme, alors qu’on plonge dans ce lieu nostalgique pour nous transporter avec eux dans leurs souvenirs d’enfance.
Il y a un certain génie dans l’idée de voir les personnages réagir aux pensées, aux doutes et aux révisions de leur créateur en temps réel. Le narrateur chiffonne les pages et recommence parfois des répliques, qu’il redistribue à d’autres pendant qu’il pense à voix haute, et comme chez des marionnettes, les ficelles s’activent.
Une vulnérabilité se ressent dans cette mise en abyme, et le défi de mise en scène pour que les deux se fondent sans perdre le rythme est à la fois acrobatique et astronautique.
Une distribution impressionnante
C’est l’incomparable acteur Gilles Renaud, qui semblait hésitant en tout début de performance, qui interprète Jean-Claude, ce dramaturge qui explore le cœur de sa page blanche. Il semblait manquer un peu de souffle en comparaison avec l’énergie effervescente de ses comparses, et surtout à son grand potentiel prouvé maintes fois. Cette distinction et son retrait dans un coin de la scène aidaient cependant à créer une séparation entre le monde de l’auteur et celui de la pièce qui se joue en parallèle. Et puis après tout, il est dans la peau d’un homme de 76 ans en plein questionnement sur sa pertinence en fin de carrière, alors cet aspect plus effacé n’est pas impardonnable. Il fait une assez bonne imitation de Tremblay, somme toute, bien que mon siège collé au mur m’empêchait de le voir du balcon durant presque toute la pièce. J’ai particulièrement apprécié quand il se mêlait physiquement à ses personnages au centre de la scène, et que sa voix prenait finalement du coffre et se mettait à produire plus de bouillon interne. Oh ! Voilà l’ardeur qui se pointe le bout du nez ! On souhaiterait que sa présence soit encore plus centrale dans son histoire, sans trop s’effacer dans le coin, un peu comme dans Dirty Dancing mais version sans danse.
Anne-Marie Cadieux est inépuisablement passionnante avec sa fougue pleine de panache, dans le rôle de la grande actrice en recherche d’actualisation pour ne pas se sentir dépassée. Elle est charmante, un peu ridicule, et étonnamment authentique par moments. Mikhaïl Ahooja, son copain le critique de théâtre, est passionnant, à la fois drôle et captivant, et l’acteur réussit à donner une humanité au métier de son personnage sans trop jouer une caricature de critique fendant. On a même beaucoup de sympathie pour lui, étrangement… Une belle découverte !
Rivalité et complicité se côtoient dans cette famille complexe. Maude Guérin apporte une dimension attachante à cette autre sœur, qui ne trouve pas sa place où s’épanouir dans la vie, le travail, la famille, l’amour. Henri Chassé joue Benoit, l’auteur de la famille, qui incarne la résistance au changement avec aplomb.
Hubert Proulx donne vie au frère qui se sent invisible, tant dans la famille que dans sa carrière. Il ajoute une belle dose de tristesse attachante dans la dynamique familiale, où tous se comparent et se consolent parfois. Isabelle Vincent est un rayon sur scène même si elle n’est pas le centre de ce système solaire. Patrick Hivon, qui interprète le conjoint de Benoit, fait le pont entre deux mondes. Son personnage est ce corps étranger qui a fini par être aimé par cette famille dysfonctionnelle. Une fois intégré, il sait à la fois faire preuve d’empathie pour tout intrus qui voudrait se faire accepter de ce clan difficile, sans pour autant s’empêcher certains jugements hâtifs envers ce nouveau souffre-douleur qui arrive.
Passer par Tchekhov pour retrouver Tremblay
Une musique de piano ponctue cette pièce en un acte. Ça sent Tchekhov dans nos oreilles, ou c’est juste une impression ? Plutôt banale et répétitive, la musique prend finalement son sens lorsqu’elle se transforme en un émouvant crescendo juste avant la tombée du rideau. Ah ! L’émotion des notes arrive finalement à prendre son envol, faisant oublier les nombreuses fois où l’on s’en serait passé. (Bien que je m’en souvienne malgré l’oubli, ce qui est plutôt embêtant, avouons-le…) Ça aura valu la peine d’attendre.
Imparfaite, cette création est définitivement une exploration pertinente qui, je dois l’admettre, me touche personnellement au plus haut point, comme ancienne élève de théâtre durant l’adolescence, comme auteure bloquée d’une page blanche infinie, et comme nouvellement critique de théâtre pour vos yeux et mon plus grand bonheur ici-même. J’habite exactement à l’intersection de ces trois rues, et je dois dire que cela tombe à point comme questionnement au sujet de la création. Je pense que d’autres y verront aussi une matière à réflexion sur le rôle de chacun dans une collectivité ou une famille, sans oublier ses défis.
La question fondamentale se pose, après tout : les critiques peuvent-ils être amis avec des créateurs ? Ont-ils une responsabilité dans la manière d’émettre leurs commentaires, dans le ton utilisé ? Étrangement, on se rend compte que les frontières se fondent dans cette famille : qui est critique, qui est auteur, et qui est comédien ? Ils se critiquent les uns les autres tout en refusant la critique, il y a une certaine poésie de l’ironie dans ça.
Des manifestants qui font jaser par leur critique du TNM
Il s’est passé quelque chose d’assez incroyable ce soir-là qui mérite de rester dans les archives. La pièce a commencé avec une vingtaine de minutes de retard, perturbée par un groupe de manifestants qui tenait à exprimer ses inquiétudes face à la vitalité et l’accessibilité du théâtre. Bien qu’on pourrait croire que cette anecdote n’en était qu’une, un moment historique s’est déroulé sous nos yeux, lorsque Denoncourt lui-même s’est présenté, accompagné de ces jeunes artistes anonymes, afin de les laisser s’adresser au public. C’était un geste complètement spontané, nul doute.
Citant le défunt monument du théâtre québécois que fut Jean-Pierre Ronfard, le groupe, muni de leurs revendications sur feuilles de papier, s’est questionné sur la mission du TNM qui, selon eux, semble refléter un monde ancien plutôt qu’un monde nouveau, affirmant que c’est quand ça va mal qu’on a besoin du théâtre, et que là, ça va mal. Qu’il s’agit d’un art qui se doit d’être politique et démocratique. L’est-il assez ? Ils ont critiqué entre autres le prix des sièges, qui éloignerait l’institution du peuple, alors que celui-ci devrait pouvoir s’en nourrir au-delà du statut social. Il est donc important de souligner l’audace d’ouverture de Denoncourt, qui a lui-même avoué qu’il ne savait pas s’il avait le droit de prendre cette initiative de leur céder le micro. La liberté d’expression à son meilleur : la critique des idées sans annuler personne. Nous n’étions pas sûrs de ce qui se passait d’entrée de jeu, mais le public a majoritairement été ouvert et accueillant de ces critiques nouveaux genre.
Je lève mon chapeau à ces jeunes artistes engagés qui, de toute évidence, ont un profond amour des arts vivants, et sans contredit, ils les rendent plus vivants, plus accessibles, plus essentiels, en critiquant le plus respectueusement du monde (si on oubli le retard causé) cette institution québécoise qui tend l’oreille à leurs doléances grâce à ce metteur en scène coloré qui a pris le risque de les laisser parler. Bravo pour le courage et l’écoute de part et d’autre. Seront-ils entendus ?
Pour terminer, retenez que Cher Tchekhov est une pièce de théâtre pleine de doutes plutôt que de certitudes, tant sur l’âge que sur l’art et la famille. Sa quête à travers des zones grises est tout à fait rassurante. L’œuvre de Tremblay est un pont, très d’adon, pour s’interroger sur le Nouveau Monde que les jeunes militants sont venus remettre en question ici, mais qui se pose partout, dans tous les lieux de diffusion.
Une véritable poupée russe de critiques et de générations, cette soirée.
Il y a là une raison, sinon deux ou trois, de se réjouir. Les arts vivants ne sont pas morts. Entre les classiques et la relève, il existe de l’oxygène qu’il faut respirer plus que jamais. La pandémie aura démontré l’importance de l’accès aux arts de la scène pour la santé sociale d’une collectivité. Oser se renouveler, voilà le rôle du théâtre, intemporelle richesse collective et personnelle, qui continue de jouer son rôle dans l’Agora de la Cité et qui doit continuer de le faire toujours mieux. Parions que la conversation importante ne fait que commencer. Espérons-le, même.
Une pièce à découvrir, présentée jusqu’au 28 mai 2022 au TNM.
Texte : Michel Tremblay. Mise en scène : Serge Denoncourt.
Avec : Anne-Marie Cadieux, Henri Chassé, Maude Guérin, Gilles Renaud, Patrick Hivon, Hubert Proulx, Isabelle Vincent, Mikhaïl Ahooja
Assistance à la mise en scène Marie-Christine Martel, décor Guillaume Lord, costumes Sylvain Genois, éclairages Martin Labrecque, musique originale Laurier Rajotte, maquillages Amélie Bruneau‑Longpré, accessoires Julie Measroch, régie Andrée‑Anne Garneau.
Crédit de la photo de couverture : Yves Renaud
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