Un beau défi, une version revisitée par les soeurs Talbi
Nous avons eu le privilège d’assister à la première de la nouvelle mouture d’Incendies chez Duceppe, le 31 octobre. Incendies de Wajdi Mouawad est une oeuvre magistrale et bouleversante qui fait écho autant aux tragédies d’Eschyle et de Sophocle qu’aux conflits actuels à Gaza et au Liban. Créée au théâtre en 2003 , Incendies a brillé depuis dans le monde entier, tant dans sa forme théâtrale que grâce à l’adaptation cinématographique de Denis Villeneuve (d’ailleurs présent lors de la première). Deux décennies après sa création, la pièce nous interpelle toujours autant sur les côtés plus obscures de l’humanité et l’infini cycle de la violence à travers l’Histoire, encore aujourd’hui alors que des villages cités dans le texte sont ravagés.
Les codirecteurs artistiques de Duceppe, Jean-Simon Traversy et David Laurin, nourrissaient le désir de présenter de nouveau Incendies sur une scène montréalaise – pour la première fois depuis la production originelle, notons-le – , un désir doublée d’une envie de jeter un regard neuf sur ce « néoclassique » du théâtre québécois. Cette puissante tragédie contemporaine est donc dirigée par deux sœurs : Elkahna et Ines Talbi. Les metteuses en scène, fortes d’une liberté artistique de Mouawad, ont insufflé un regard différent aux textes. Elles ont donc procédé à quelques coupures dans le texte et ont féminisé deux personnages. Surtout, elles ont choisi, contrairement à la création originale, une seule interprète pour jouer Nawal du début à la fin et ont réduit à sept le nombre d’interprètes.
Alors replongeons dans la trame narrative. Au décès de leur mère Nawal qui s’était murée dans un silence inexplicable, Jeanne et Simon découvrent une mission inattendue inscrite dans son testament : retrouver un père qu’ils pensaient mort et un frère dont ils ignoraient l’existence. Ce secret, ancrée dans la douleur de leur mère, révèle au public, une histoire familiale aux résonances universelles. Habités par leur colère envers leur mère et dans l’incompréhension la plus totale, ils se retrouvent ainsi plongés dans le passé bouleversant de cette femme résiliente et déterminée. Le public plonge avec eux dans cette recherche transformé en un rite initiatique.
Incendies est une ode au pouvoir incommensurable de l’amour, transcendant le chaos et l’injustice. Elkahna Talbi et Ines Talbi insufflent à cette pièce une douceur poignante, comme un dernier souffle d’espoir, rappelant que, même comme le disait Camus, au milieu de l’hiver, se trouve un invincible été. Ici l’amour est la flamme qui jamais ne s’éteint. La musique signée Ilyaa Ghafouri et Radwan Ghazi Moumneh est en parfaite harmonie avec les émotions du public. L’ingénieuse scénographie d’Anick La Bissonnière (un mobile géant avec des cubes qui bougent, se construisent et déconstruisent, pour illustrer les souvenirs de Nawal) est très efficace. La scène de l’accouchement est d’ailleurs remarquable; à l’instar du tableau final avec la réconciliation symbolique entre Nawal et ses enfants.
Il faut saluer le jeu des comédien.n.e.s appelés pour la plupart à jouer différents rôles avec des registres très différents. Bien sûr Dominique Pétin se démarque. Elle est Nawal, toutes les Nawal, de 14 à 65 ans. Devant des répliques allant du plus simple au plus complexe, du plus léger au plus direct, l’actrice nous emporte dans un ouragan infini d’émotions et de réflexions en lien avec les thématiques phares de la pièce. Nous nous permettons ici un clin d’oeil à une oeuvre cinématographique récente, le Dernier repas de Maryse Legagneur dont le propos et la nécessité de casser des cycles font échos au propos de cette pièce. C’est un spectacle sur la guérison et le besoin de briser le silence et comme nous disent si bien les metteuses en scène : « Incendies est une œuvre qui traverse l’horreur grâce à la filiation et l’amour. » – Elkahna et Ines Talbi.
La pièce Incendies, de Wajdi Mouawad, mise en scène par Elkahna et Ines Talbi, avec Sabrina Bégin Tejedea, Denis Bernard, Ariane Castellanos, Neil Elias, Reda Guerinik, Dominique Pétin et Antoine Yared, est présentée chez Duceppe jusqu’au 30 novembre 2024. Billets en vente : https://duceppe.com/incendies/. En tournée du 7 février au 16 avril 2025 dans 25 municipalités québécoises : https://duceppe.com/tournees/