La pièce bouleversante de Rébecca Déraspe présentée au CTD’A
Par : Annie Dubé
Plus de 100 000 Japonais chaque année planifieraient leur propre disparition. Intriguée par ce phénomène dont on entend peu parler, la dramaturge québécoise Rébecca Déraspe, véritable ressource naturelle du théâtre québécois, a créé un univers éclaté qui nous réunit autour de mots empreints de sensibilité, pour explorer le thème de l’évaporation, dans un contexte qui nous est plus familier. Ceux qui se sont évaporés est une pièce pleine d’intangible, présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTD’A), qui sonde notre rapport à l’existence, en abordant paradoxalement… la disparition. Où commençons-nous parmi les autres, et où disparaît-on? Quelles traces laisse-t-on derrière, et quelles parts les autres laissent-ils en nous?
D’entrée de jeu, la configuration particulière de cette salle nous invite à un rapport intimiste qui permet une grande proximité avec le regard des acteurs. Avant même le début du spectacle, certains comédiens flânent sur le plancher de scène dans un lieu qui ressemble à un sous-sol d’église : ils sont parmi nous, et nous, parmi eux. Alors que les spectateurs s’installent et continuent de jaser de leurs journées, nous sommes entre deux mondes, un peu comme si le spectacle était déjà là, entre le vrai et le faux. Il est parfois difficile de dire exactement où les choses commencent et où elles se terminent, dans la vie comme au théâtre.
Le texte nous emporte progressivement en lui, comme dans un tourbillon humain. D’abord avec une envolée de mots simples qui décrivent l’essence des expériences d’un être qui grandit, ces mots précieux perdent leur banalité à force de répétition, et deviennent le fondement brumeux de nos êtres.
Emma, une femme dans la trentaine, mère d’une jeune fille avec une vie que certains étiquetteraient d’idéale, a disparu subitement sans laisser de traces, et nous plongeons dans ce qui a mené à cette évaporation désirée, qui hante ceux qu’elle laisse derrière.
Nous sommes conviés à une réflexion au sujet de nos présences et de nos disparitions. Peut-être que ce fantasme de tout quitter, un thème qui a croisé moult humains depuis la nuit des temps, est-il aussi signe d’un besoin d’apparaître à soi-même, pour ceux qui se perdent en chemin? On fait connaissance d’une enfant qui, à première vue, était destinée à devenir sage comme une image. Devenue grande, elle n’est pourtant que l’ombre d’elle-même, à force de refléter ce que l’on souhaite d’elle. Comment dire oui, comment dire non, quand on ne se connait pas?
La pièce elle-même s’est étrangement évaporée au printemps 2020, avec la fermeture des théâtres, qui a mis un frein à son envol initial. La vie faisant parfois étrangement les choses, le temps de pause qui s’est écoulé depuis deux ans semble avoir servi amplement l’œuvre et la nourrit de plus belle : ce recul pandémique a rendu tout le monde plus sensible aux questions d’absence de soi et des autres. C’est une expérience viscérale pour quiconque sait se laisser porter par ce voyage au cœur d’une perte de sens.
En assistant à la représentation, on fait face au fait que parfois, il se peut qu’un effacement permette à la fois une renaissance et un vide. C’est cette dualité qu’incarne le texte, comme quoi nul n’est une île, et tout le monde est une île qui s’effrite dans un ravin au vent. On se rappelle alors que nos choix ont toujours des échos dans la vie des autres, qui se répercutent à l’infini, d’une génération à l’autre, d’une parole dite à une parole entendue, jusqu’à ce que tout redevienne poussière qui retombe ailleurs.
Les interprètes semblent investis cœur et âme dans cette performance accessible, d’un grand naturel, et ça se ressent. On a l’impression de les connaître, même si on ne peut pas toujours mettre le doigt sur leur identité précise. Est-ce le père d’une disparue ou un autre disparu qui lui ressemble ? Les comédiens se glissent parfois d’une identité ambiguë à une autre plus définissable, un relai flou bien pensé qui intrigue et brouille les limites entre les êtres. Qui est qui ? Voilà la question d’une vie.
Il y a un effluve de sacré à travers l’air de la salle qui circule sous nos masques, pour nous atteindre au plus profond de nos tripes. Dès les premières minutes, les yeux s’humidifient par intermittence avec l’émotion procurée, tant par les répliques fortes d’authenticité que par la mise en scène originale de Sylvain Bélanger.
Le jeu de Geneviève Boivin-Roussy dans la peau d’Emma est d’une grande finesse tissée à partir de sentiments humains brutalement existentiels. Ses acolytes contribuent à nous amuser, nous déstabiliser, nous émouvoir de familiarité et de stupeur. Le temps fil au fur et à mesure que la soirée disparaît.
Voilà une expérience humaine des plus significatives à vivre, qui vient creuser dans les replis de l’âme des spectateurs, à travers le cri plein de silences vaporeux des personnages. Vous risquez de vous sentir à la fois disparaître de votre quotidien et vous reconnecter sur votre essence même, afin de prendre conscience de cette grande lutte perpétuelle entre se nier et se choisir, tout en vivant intemporellement dans le cœur de ceux qui marquent notre route.
Une pièce contemporaine à voir absolument, présentée à la salle Michelle-Rossignol jusqu’au 7 mai 2022.
Avec Geneviève Boivin-Roussy, Élisabeth Chouvalidzé, Josée Deschênes, Vincent Graton, Reda Guerinik, Éléonore Loiselle, Maxime Robin, Tatiana Zinga Botao.
Crédit de la photo de couverture : Valérie Remise
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