Pas juste des jokes
Par : Marie-Claude Lessard
Oppressant, perturbant, dérangeant, troublant… 1:54 , premier long-métrage signé Yan England (en nomination aux Oscars en 2013 pour son court-métrage Henry) ne laisse personne indifférent, autant pour son propos tristement actuel que pour sa brillante manière de le traiter. Une oeuvre de cinéma marquante que tous doivent impérativement visionner, spécialement les adolescents et les adultes qui les éduquent.
Tourné dans une véritable école secondaire (Jacques-Rousseau à Longueuil) avec des élèves figurants pour ajouter une once efficace d’authenticité, le film dresse le portrait de Tim (Antoine Olivier Pilon), un élève de cinquième secondaire extrêmement brillant qui est malheureusement victime de moqueries répétées par ses camarades depuis des années. Ancien champion en course, il décide d’évacuer toute la frustration qu’il ressent en s’inscrivant de nouveau au club d’athlétisme de son école, Les Coriaces. Puisque Tim vise à atteindre des compétitions nationales, il doit se mesurer au nouveau roi de la piste, Jeff Roy (Lou Pascal Tremblay), qui s’avère être la personne qui l’intimide le plus.
Le scénario aborde avec une franchise désarmante des thèmes et tabous auxquels la plupart des ados s’identifient : cyberintimidation, désir presque maladif de performance, premiers partys arrosés où se produisent des expériences sexuelles, homophobie, manque de ressources des enseignants pour gérer des conflits… Tous ces éléments jouissent d’une exploration hautement réaliste dénuée d’un ton complaisant et moralisateur. D’un point de vue cinématographique, le script comporte des intrigues qui nous tiennent en haleine. Au-delà des lourds sujets mis à l’avant-plan, le quotidien des personnages captive et porte à réflexion. Difficile de croire que certains commanditaires et producteurs refusaient de financer 1:54 sous prétexte que l’intimidation n’afflige plus les écoles secondaires (et primaires).
Et pourtant, à l’intérieur d’une fiction qui a des airs de documentaire tant elle cible avec justesse la réalité d’aujourd’hui, Yan England démontre non seulement sa capacité à développer un suspense intéressant, mais propose aussi la vision la plus poignante jamais faite au Québec sur les véritables conséquences de ce fléau qu’est l’intimidation. Ne prenant pas un parti pris pour l’intimidé, l’oeuvre expose des faits pour faire avancer une histoire. Elle n’aveugle pas les spectateurs avec des statistiques assommantes. Elle provoque frustrations et larmes, car elle regorge d’émotions pures qui ne semblent nullement forcées. En mettant en lumière les points de vue des victimes, des intimidateurs, des autres collègues, des parents et des éducateurs impuissants, 1:54 explique brillamment pourquoi une insulte n’est pas une simple farce; elle blesse et cause des répercussions sur plusieurs personnes autre que l’intimidé.
Agrémentée par une trame sonore dynamique et énergique de Cult Nation, la réalisation mélange savamment plans en plongée et gros plans sur les visages en détresse des protagonistes. La caméra est tantôt frénétique, tantôt douce. Les spectateurs du film sont constamment sur le qui-vive. L’utilisation de Facebook et des textos est incroyablement réaliste. Elle évite la parodie (par exemple Froogle au lieu de Google). Yan England sait comment mettre l’accent sur des répliques coup de poing pour qu’elles demeurent gravées dans la tête du public. La distribution livre des performances exceptionnelles, à commencer par celle d’Antoine Olivier Pilon, qui fait encore une fois l’étalage de son grand talent. Naturel, il offre un jeu nuancé qui touche profondément. Idem pour Robert Naylor, Sophie Nélisse et Lou-Pascal Tremblay, qui hérite du rôle ingrat du méchant. Effectivement, on déteste son Jeff Roy, mais il ne verse jamais dans le cabotinage. Patrice Godin et David Boutin s’avèrent également fort convaincants. Bref, 1:54 est un film nécessaire magnifiquement écrit, réalisé et joué. On le répète, à voir absolument.
Note : 4/5
Texte révisé par : Isabelle Gariépy