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Deux cathédrales en flammes : Shadow of Intent et Lorna Shore à la Place Bell

L’art du deathcore comme offrande incandescente

deathcore
Crédit photo : Lorna Shore

Par : Bruno Miguel Fernandes

Avant même que les lumières s’éteignent, on savait déjà qu’on n’en sortirait pas indemne. Ce soir, la Place Bell accueille trois groupes qui repoussent les limites de la brutalité et de la grandeur dans le métal : Shadow of Intent, The Black Dahlia Murder et Lorna Shore.

Shadow of Intent et Lorna Shore font partie du Big 4 du deathcore moderne, ce point de rencontre entre la violence du death metal et la structure du metalcore : riffs massifs, screams gutturaux, breakdowns qui fendent l’air, mais aussi une recherche d’émotions à travers des orchestrations et des ambiances.

Shadow of Intent, formé par Ben Duerr (chant), Chris Wiseman (guitare, claviers), Bryce Butler (batterie) et Andrew Monias (basse), fait partie de mes groupes préférés. C’est le chaos avec une âme tragique, une approche où la rage se transforme en tristesse à travers une mélancolie fondamentale. Même leurs breakdowns ont quelque chose de solennel.

The Black Dahlia Murder évolue dans une autre sphère : celle du melodic death metal. Formés au début des années 2000, ils ont bâti une réputation solide dans la scène extrême. Ce n’était pas pour eux que j’allais voir le spectacle, mais c’est un nom que j’entendais depuis des années et j’étais curieux de les découvrir enfin sur scène.

Lorna Shore, quant à eux, jouent dans l’ampleur absolue : un deathcore porté au rang de drame épique. Là où Shadow explore les ruines, Lorna érige des cathédrales en feu. Leur musique commence souvent dans la lumière avant de rompre la mélodie avec des breakdowns brutaux.

L’ombre et L’ascension

Place Bell
Crédit photo : Shadow of Intent

Pour une trentaine de minutes, Shadow of Intent a littéralement dominé la scène avec un set tiré de son dernier album Imperium Delirium : Prepare to Die, Flying the Black Flag, Infinity of Horrors, Feeding the Meatgrinder  et Mechanical Chaos. Il a conclu avec The Heretic Prevails, un classique. Même si la salle se remplissait encore, l’énergie était déjà explosive : circle pits, wall of death et cris à l’unisson ont donné le ton d’une soirée tout sauf tranquille.

Le batteur a offert une prestation d’une précision et d’une complexité hallucinantes : des variations imprévisibles, une intensité sans répit, et ce sens du mouvement qui garde la foule suspendue au rythme de chaque frappe. Seul petit bémol : j’aurais aimé que le son de la guitare soit un peu plus mis de l’avant, tant le jeu mérite d’être mieux entendu dans un mix aussi dense.

Ben Duerr, voix emblématique de Shadow of Intent, n’était pas de cette tournée, ayant quitté temporairement le groupe pour un heureux événement familial. Son absence aurait pu se faire sentir, mais Adam Mercer (A Wake In Providence) a relevé le défi avec brio, offrant une performance à la hauteur des attentes.

Le souffle entre deux abîmes

Crédit photo : The Black Daliah Murder

Choix particulier que de faire suivre The Black Dahlia Murder après Shadow of Intent. Leur construction plus linéaire et leurs sonorités plus classiques du melodeath offraient moins cette impression de vague ou de chaos que le groupe précédent. Les passages plus mélodieux et émotifs propres au melodeath n’ont pas le même effet que les drops et breakdowns de Shadow, ce qui rendait la réaction du public moins explosive. La foule s’en est d’ailleurs montrée un peu plus timide, du moins au départ.

Le chanteur Brian Eschbach, nouvellement à la voix, a fait un excellent travail de crowdwork, avec une touche d’autodérision dans ses interventions. J’étais toutefois un peu moins convaincu par son scream haché, parfois à la limite du souffle. La performance du groupe, assuré par Max Lavelle à la basse, Ryan Knight à la guitare et Alan Cassidy à la batterie, a été solide du début à la fin. Les solos de guitare étaient excellents et clairement mis de l’avant, tout comme certains riffs accrocheurs. Il est vrai qu’il est difficile d’être surpris par une formule plus classique, mais la foule s’est quand même réveillée lors des dernières chansons, comme pour mieux se préparer à ce qui allait suivre.

L’apocalypse en clair-obscur

Puis vint Lorna Shore. C’était grandiose. Probablement l’une des meilleures performances de métal que j’ai vues depuis des années. Tout était d’une précision désarmante : chaque montée et chaque effondrement parfaitement maîtrisé. Pour un groupe dont la musique repose sur une complexité vertigineuse, cette cohésion relève du prodige. C’était aussi bon que sur album, sinon mieux, grâce à la puissance scénique et à l’énergie partagée.

Derrière le batteur Austin Archey, installé sur une plateforme monumentale, de gigantesques écrans projetaient des images sombres et grandioses, donnant à chaque morceau une dimension visuelle et dramatique. À chaque drop, la foule explosait littéralement, scandant les passages comme des hymnes. Au-delà de la brutalité, chaque chanson restait chargée d’une émotion orchestrale et mélodique.

Le groupe peut s’appuyer sur Will Ramos, un vocaliste considéré comme l’un des plus impressionnants dans le monde du métal actuellement. Capable de descendre dans des gutturals abyssaux et de s’élever en cris stridents avec une maîtrise rare, il ne se contente pas de chanter : il module et sculpte sa voix comme un instrument. Sa palette vocale, documentée dans des études de larynx et des tests de voix extrême, en fait une figure emblématique du deathcore moderne. Ce soir, il a offert une performance hors pair, parmi les meilleures performances vocales que j’aie vues, et ce, malgré un rhume! La construction vocale des chansons de Lorna Shore n’est pas facile : elles sont très complexes, mélangeant plusieurs styles de cris, ce qui rend son interprétation encore plus impressionnante.

Les guitaristes Adam De Micco et Andrew O’Connor, le bassiste Michael Yager, ainsi que Archey, étaient tous impressionnants. Chacun apportait sa précision et sa puissance : les riffs et lignes de basse étaient ciselés, les frappes de batterie millimétrées, créant des textures riches et des nuances subtiles qui renforçaient la complexité du son du groupe. Ensemble, ils formaient une véritable machine de précision et d’harmonie, soutenant chaque montée et chaque effondrement avec un sens du timing parfait.

Et sous les cendres, la lumière

Crédit photo : Lorna Shore

Lorna Shore a débuté avec Oblivion, un choix parfait pour une montée graduelle avant de révéler le groupe par une chute de rideau sur un premier drop. Le groupe a enchaîné avec Unbreakable, Of the Abyss et Sun//Eater, où Adam Mercer est venu les rejoindre sur scène. Puis sont venus Cursed to Die, Into the Earth, Glenwood et Prison of Flesh, ce dernier offrant un breakdown viscéral qui a permis à Will Ramos de démontrer toute l’étendue de sa voix, du guttural profond au cri le plus aigu, précis et contrôlé, notamment lors du passage I feel the everblack festering within me, soit le titre du dernier album ainsi que de la tournée actuelle. Le set s’est conclu avec l’iconique To The Hellfire, où Will lance ses cris démoniaques uniques, signature de sa maîtrise vocale.

Et puis, pour clore le tout, Lorna Shore a offert un rappel à la hauteur de leur réputation : la trilogie de Pain Remains (Pain Remains I: Dancing Like Flames. Pain Remains II: After All I’ve Done, I’ll Disappear, Pain Remains III: In a Sea of Fire). Un choix d’une justesse rare, presque cathartique. Trois morceaux qui ne forment qu’un seul voyage à travers toutes les intensités possibles : des élans orchestraux, des moments brutaux, des passages d’une beauté presque tragique. Un choix parfait pour conclure une soirée déjà phénoménale.

En quittant la salle, on avait l’impression d’avoir vécu quelque chose d’immense. Trois groupes à la maîtrise redoutable, un public en transe, et cette impression que la brutalité, lorsqu’elle est parfaitement canalisée, peut toucher à quelque chose de presque spirituel. Une soirée d’une intensité rare, où la technique n’a jamais pris le dessus sur l’émotion. Et pendant quelques secondes, tout le monde semblait suspendu entre le vacarme et le vide, encore habité par ce qu’on venait de vivre.