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Don Juan revient de la guerre

Spectres de mort

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© David Ricard 

Par Sébastien Bouthillier

La déchéance s’abat sur le héros mythique dans une fresque de 24 tableaux, car la mélancolie le ronge durant son épopée auprès des femmes. Don Juan revient du front durant l’entre-deux-guerres sous les apparences d’un halluciné de l’arrière-monde. Avec ses certitudes d’aristocrate dont l’emprise sur le réel est périmée, mais ce sont ses seuls repères, il contemple un monde nouveau. Durant les Années folles, et durant les années 30 aussi, plusieurs éprouvent fermement la conviction d’incarner l’avant-garde tout en courant à leur perte sans se douter de rien. Le spectre de la mort guette.

« Don Juan est peut-être le vestige d’un monde désuet qui n’a pas la lucidité sur ce qu’est devenu le monde? », demande Florent Siaud, metteur en scène. Quand Ödön von Horváth a écrit Don Juan revient de la guerre, en 1937, plusieurs théâtres interdisaient ses pièces, comme si la question était déjà insupportable et qu’il valait mieux ne pas la poser pour éviter toute réponse dérangeante. Les nazis l’ont d’ailleurs étiqueté auteur « dégénéré ». L’histoire se répète et nous n’en tirons pas les leçons, comme Don Juan s’approche du gouffre en adoptant toujours le même comportement, voilà où ancrer la pertinence de la pièce, selon Siaud.

Six femmes incarnent les 35 apparitions sur le parcours de Don Juan vers la mort. Maxim Gaudette, qui excelle dans les rôles troublants d’hommes à la souffrance exacerbée, adopte une langue lisse pour révéler un personnage en train de se désincarner vivant; un Don Juan qui se fuit dans la recherche de sa fiancée, qu’il a abandonnée. En chemin pour la retrouver, il croisera une pléthore de femmes qu’il séduira et la lui rappelleront : artiste, prostituée, veuve, serveuse… Évelyne de la Chenelière, Kim Despatis, Marie-France Lambert, Danielle Proulx, Évelyne Rompré et Mylène Saint-Sauveur les interprètent.

La mise en scène de Siaud représente les illusions des personnages quand ils s’arrachent à eux pour devenir un spectre mortifère en train de se mimer à hurler ou à mordre. Une estrade arrondie, pour montrer le temps qui se déroule, occupe l’espace scénique devant lequel un voile est tiré à quelques reprises. C’est une fresque chorale : les six femmes répliquent en chœur à Don Juan et tapent du pied ensemble. Le bruit d’obus lointains contribue à la sinistre trame.

Maxim Gaudette, Evelyne de la Cheneliäre, êvelyne RomprÇ - cr photo @ Nicolas Descoteaux

© Nicolas Descoteaux

Si Don Juan se dévoilait?

Molière, Tirso de Molina, Mozart et maintenant von Horváth ont forgé le mythe. Le Don Juan est souvent admiré pour l’art de la séduction qu’il maîtrise apparemment. Pourtant, il souffre. L’anxiété motive son comportement, il se dérobe à lui-même dans une fuite vers sa prochaine conquête en abandonnant la plus récente. Car seulement l’aspect ludique transpire de l’amour aux yeux de Don Juan. Aucune de ses partenaires ne doit s’attendre à retirer de l’amour autre chose que le plaisir immédiat que le jeu de la séduction procure.

Incapable d’engagement et d’intimité par crainte de l’attachement, Don Juan périclite dans un comportement morbide où il répète la phase éphémère de la séduction. Subjugué par elle uniquement, il ne souhaite inconsciemment pas la relation qui devrait en naître. Le cœur des femmes conquises se heurte donc contre son apparente insensibilité et son manque de respect.

Cependant, ses conquêtes ignorent l’imminence du naufrage de Don Juan et le danger qu’elles encourent devant ce séducteur qui exploite leur naïveté. Tout de même, la superficialité confère au personnage de Don Juan sa profondeur ou sa fascination perverse. Il transcende l’opprobre et toute condamnation morale qu’il s’attire, soucieux de préserver les apparences dans sa peur d’être découvert sous son véritable jour. Don Juan souffre sans se l’avouer, son manque d’assurance le précipite dans la séduction répétitive et l’empêche de s’attacher à une seule femme à long terme.

Don Juan revient de la guerre, au Prospero jusqu’au 26 mars.

Crédits photos : David Ricard et Nicolas Descoteaux

Texte révisé par : Johanne Mathieu