Délivrez-moi du mal…
Par : Marie-Claude Lessard
Avec La délivrance, pièce présentée au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 15 octobre, l’auteure Jennifer Tremblay scelle son triptyque théâtral sur la maternité amorcé avec La Liste en 2010 et suivi de la pièce Le carrousel en 2012. Point d’ancrage de ces œuvres, Sylvie Drapeau livre, encore une fois, une performance bouleversante dans une fabuleuse et rigoureuse mise en scène de Patrice Dubois qui met à l’avant-plan ce percutant texte paru en 2014.
Reprenant là où la pièce Le carrousel s’est terminée, La Délivrance se déroule en 1980, en pleine saison hivernale, alors qu’une mère se meurt à petit feu dans sa chambre d’hôpital. Elle réclame la venue de son fils adoré qu’elle a perdu de vue. L’une de ses deux filles, prisonnière dans une église à cause de la température incontrôlable, se voit donc obligée de téléphoner à l’enfant prodigue pour qu’il fasse convenablement ses adieux à sa mère. Pour le convaincre, le protagoniste principal relate son enfance déchirée par un beau-père violent, en l’occurrence le père du fils.
Sur une étroite scène munie d’un miroir, d’un sofa et d’une immense statuette du Christ, Sylvie Drapeau s’exécute magistralement. Elle déclame les mots de Tremblay avec un abandon hors du commun. Elle parvient à rendre crédible des personnages masculins et féminins diversifiés seulement en changeant sa voix. L’ajout de gestes banals comme se moucher, fouiller dans son sac à main, parler au cellulaire et fumer confère à l’œuvre un sentiment de proximité, de vérité. La tonitruance de sons de cloche de la trame sonore signée Ludovic Bonnier appuie solidement la comédienne et plonge le spectateur dans une ambiance à la fois lourde et captivante. La scénographie froide et d’apparence inatteignable de Pierre-Étienne Locas contraste magnifiquement avec l’éclatement de la douleur et de la colère refoulées par les personnages depuis trop longtemps.
L’une des définitions du terme « délivrance » renvoie au pardon des péchés. Dans La délivrance, ce n’est pas l’héroïne qui a commis les pêchés, c’est elle qui les a subis alors qu’elle n’était qu’une toute jeune enfant enjouée. Les traumatismes qu’elle a vécus avec sa mère et sa sœur ont forgé son comportement, ses erreurs et sa fragilité qu’elle exprime à travers une rigidité qui donne la fausse impression d’être insensible. Le texte, en explorant les conséquences néfastes de l’abus de pouvoir des hommes, rend un vibrant hommage à la fibre maternelle et aux actions quotidiennes posées par une femme aimante. Il est impossible de ne pas ressentir un pincement au cœur lorsque Sylvie Drapeau énumère et mime les étapes requises pour administrer adéquatement un bain à un nourrisson. Même si le texte dissimule quelques indices subtils qui révèlent que son emplacement géographique a bel et bien lieu dans une ville québécoise ouvrière dans laquelle les hommes exercent leur suprématie, ce qui prime d’abord et avant tout, c’est la notion de territoire, qui est presque un personnage en soi. Les terres arides sur lesquelles évoluent les protagonistes façonnent ces derniers et s’intègrent considérablement à leurs personnalités. La poésie rythmée et brutale de Tremblay happe les spectateurs et les bercera fougueusement lors des jours qui suivront le visionnement.
Texte révisé par : Jean-Philippe Côté-Hallé