Théâtre de l’absurde
© Gunther Gamper
Par Sébastien Bouthillier
Symptôme chez l’humain moderne universel qui résiste aux Zautres, voilà l’acronyme de Schmürz, rôle pas complètement muet de Sasha Samar. Une famille bourgeoise le cible comme souffre-douleur, mais existe-t-il? Ami imaginaire et secret, animal domestique, esprit fantomatique ou fantasmatique, le ça inconscient que le surmoi trop sévère refoule, victime ou bourreau : plusieurs hypothèses circulent.
Selon Michel-Maxime Legault, « le Schmürz est une peur constante qui nous empêche d’évoluer, nous écarte de notre naïveté et paralyse chaque geste », mais il prévient que sa définition demeure éphémère. Il préconise plutôt que le premier rôle de l’artiste consiste à dépasser les définitions pour laisser émerger des territoires inédits, en plus de questionner.
Zénobie, ses parents et leur servante participent à la reproduction des normes sociales du monde, ces règles absurdes qui retirent toute authenticité et spontanéité aux interactions. Malgré la révolte de l’adolescente et les remarques désobligeantes de Cruche, la domestique, ils continuent d’agir d’après ces rituels factices.
Par exemple, l’absurdité des non-dits, des sous-entendus et des faux-fuyants culmine lorsque la mère (Josée Deschênes) souhaite marier sa fille (Marie-Pier Labrecque) au fils du voisin. Elle tourne autour du pot sans formuler directement sa pensée au voisin, qui fait comme s’il ne s’en apercevait pas. Mais s’il s’en apercevait, il démontrerait sa transgression des conventions, ce qui ne serait pas convenable!
Et pourtant, ils ignorent la présence du Schmürz dans leur appartement rétrécissant, sauf pour déverser leur trop-plein de pulsion violente dessus. Seul devant lui à la fin de son existence pour l’examen de conscience ultime, impossible au père (Gabriel Sabourin) de s’esquiver devant cette peur ancrée en lui-même. Il n’y a que Zénobie pour voir le Schmürz et ne pas le frapper, à cause de la naïveté de l’adolescence?
« Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre », affirme Boris Vian sur cette pièce qu’il a rédigée en 1957. Touche-à-tout, l’éclectique Vian déborde sur des marges s’élargissant : jeu caustique, poésie corrosive, fantaisie surréaliste… Ces marges l’encercleront brièvement quand il sera condamné pour incitation à la débauche des adolescents pour son roman J’irai cracher sur vos tombes.
Condamné par la maladie, Vian bascule dans l’angoisse en estimant le peu de temps qui lui reste à vivre. Les Bâtisseurs d’empire ou le Schmürz illustre le néant et la mort dans une remise en question de la moralité ou l’apparence de moralité. L’absurdité des textes de Vian incite à rigoler, pas parce qu’ils sont drôles, le rire agissant plutôt comme libérateur de notre conformité aux règles. Vaut mieux ne pas prendre la vie au pied de la lettre; mais les textes de Vian, oui!
Les Bâtisseurs d’empire ou le Schmürz, au théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 21 octobre.
Crédits photos : Gunther Gamper
Texte révisé par : Johanne Mathieu