Pleurer ensemble les morts d’une autre pandémie oubliée
Par : Annie Dubé
La pièce N’essuie jamais de larmes sans gants est arrivée chez Duceppe et ce jusqu’au 17 décembre 2023. Hymne à la tolérance et coup de poing envers la mémoire qui oublie trop facilement certaines souffrances historiques, ce spectacle basé sur le livre culte de Jonas Gardell, et dont le texte fut adapté pour la scène par Véronique Côté risque de secouer beaucoup de monde ont connu de près ou de loin les drames humains causés par la pandémie de sida dans les années 80 et 90.
L’histoire, mise en scène par Alexandre Fecteau et produit par le Trident, suit les périples de Ramusc(Olivier Arteau), un jeune suédois qui quitte la campagne pour aller s’établir dans la grande ville de Stockholm, avec comme seul espoir d’enfin devenir lui-même.
Au fil de ses rencontres et de ses amours, on fait la connaissance d’attachants personnages qui deviendront sa famille adoptive. Sa relation avec le puceau Benjamin ( Maxime Beauregard-Martin) devient le fil auquel on s’accroche. Parmi ce groupe d’orphelins de la société, le personnage exubérant de Paul (Maxime Robin) fut particulièrement attachant en tant que mère poule du groupe, ajoutant un peu de festivité et d’humour à ce groupe à la recherche de chaleur humaine, en plus de créer certains malaises, très apprécié du public, d’ailleurs.
Ceux qui espéraient vivre librement la suite de la libération sexuelle et assumer leur marginalité plongent dans leur rêve qui tournera dans un cauchemar de santé publique et surtout, d’inhumanité.
L’amour, le sexe, le déclin, puis la mort
Bien que la sous-culture représentée ici frôle peut-être le cliché de la promiscuité d’une époque insouciante disparue, on ne peut douter que le sida aura changé comment l’on perçoit désormais les dangers de la transmission des fluides, et ce, malgré que les choses ont changé depuis l’arrivée de traitement qui changent la vie des gens séropositifs.
À voir la réaction du public, largement constitué de gens de la communauté LGBTQ+, la pièce était presque une cérémonie, entre les rires gras du voisin (vocal mais heureux!) derrière moi, et les pleurs soutenus d’une autre inconnue. Les deux voisines de droite ont quitté à l’entracte sans dire mot, leur raison demeure donc un mystère entier pour tous les autres qui ont chaleureusement applaudi le jeu des acteurs qui, le temps d’une soirée, étaient devenus nos amis au fil de leurs aléas.
Une histoire profondément humaine et réelle
Bouleversante, cette pièce de 3h30 avec entracte nous noie progressivement dans les larmes qui pleuvent sur la scène. Sanglots de mise, rires, réflexions et possibles malaises de nudité frontale et de blagues de jeunes mononcles / matantes, voilà sans aucun doute une pièce différente qui, comme les blocs d’une grande pyramide sur la scène, nous bouge profondément et nous confronte à la grande question : quelle humanité nous habite, et comment aurions-nous réagi à l’époque devant cette grande peur de la contamination par la différence?
Le déchirement des familles, le rejet médical, la haine sociale. La société a-t-elle beaucoup changé?
La présence sonore et physique d’un petit orchestre sur la scène sert la pièce, mais par moment les micros des acteurs qui narrent étaient plus ou moins audibles, enterrés sous la musique. Dommage! Malgré tout, le coeur a ressenti l’intention de ces mots non entendus.
À ne pas manquer pour les spectateurs qui ont perdu des êtres chers par cette maladie presque oubliée de nos récits collectifs.
Crédit de couverture : Stéphane Bourgeois
D’après le roman de Jonas Gardell
Traduction Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach
Adaptation Véronique Côté
Mise en scène Alexandre Fecteau
Direction musicale Anne-Marie Bernard
Interprétation Olivier Arteau, Maxime Beauregard-Martin, Gabriel Cloutier Tremblay, Véronique Côté, Laurent Fecteau Nadeau, Hugues Frenette, Érika Gagnon, Jonathan Gagnon, Israël Gamache, Samuel LaRochelle, Carla Mezquita Honhon, Maxime Robin, Anne-Marie Bernard (pianiste), Marie-Loup Cottinet (violoncelliste), Jean-François Gagné (violoniste), Karina Laliberté (altiste)
Assistance à la mise en scène Elizabeth Cordeau Rancourt
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