Sublime démonstration d’une intemporalité douce-amère
Par : Marie-Claude Lessard
2016 marque le quatre-centième anniversaire de la mort de Shakespeare. Encore à ce jour, Roméo et Juliette, sans grande surprise, constitue la pièce la plus jouée à travers le monde du célèbre dramaturge anglais. Toutes générations confondues connaissent les grandes lignes du dénouement tragique unissant Juliette à son Roméo. Plusieurs contes pour enfants, spectacles de danse et films d’ici et d’ailleurs s’attaquent à ce monument immortel soit en conservant son classicisme soit en le transportant à l’intérieur d’univers contemporains.
Fort des succès critiques et commerciales de Cyrano De Bergerac et Les Trois Mousquetaires, Juste Pour Rire et le Théâtre du Nouveau Monde confient les rênes de leur coproduction annuelle, pour un troisième été consécutif, au metteur en scène québécois Serge Denoncourt, qui a maintenant la chance de concrétiser son ardent désir de monter une version bien à lui de la guerre opposant les Montaigu aux Capulet. Comme si revamper une oeuvre aussi culte sans emprunter des idées déjà imaginées par d’autres concepteurs n’était déjà pas suffisant, la relecture du juge »méchant » des Dieux de la danse doit également correspondre aux valeurs artistiques du Théâtre du Nouveau Monde ainsi qu’au mandat diamétralement plus comique du festival de Gilbert Rozon. Quel défi enivrant et vertigineux! De manière générale, même si le résultat final s’avère légèrement plus convenu qu’escompté, Denoncourt parvient à offrir un divertissement somptueux qui ralliera un large public.
Le bref montage d’archives présenté à la suite d’un magnifique chœur indique que l’action se déroule dans l’Italie de 1937 lors de la montée du fascisme. Ce changement de temps et de lieu est une formidable idée malheureusement mal exploitée. Certes, la reconstitution historique fonctionne à merveille au niveau des décors. Jolies bicyclettes, teintes de beige, chandails rayés blancs et noirs, pas de doute, on se croit en Italie! Or, le texte ne reflète pas cet esprit. À l’exception du personnage de Tibalt, incarné intensément par Mikhail Ahooja, qui nourrit une haine démesurée envers les Montaigu, on ne sent dans aucun des deux clans ni la grogne ni les tensions de plus en plus menaçantes menant à une révolte. Les chorégraphies des scènes de combat, pourtant bien exécutées par les comédiens, semblent plaquées et manquer d’éclat.
Même si elle ne traduit pas parfaitement l’essence de l’Italie des années 30, l’adaptation française de Normand Chaurette illustre brillamment une intemporalité douce-amère. La poésie rimée élégante et poignante qu’elle contient fait rêver, d’autant plus qu’elle est déclamée avec justesse par l’ensemble de la distribution. Parsemé de subtils clins d’œil charmants à d’autres œuvres de Shakespeare, le texte happe de plein fouet car il renvoie avec une vérité abrupte à des enjeux actuels. Impossible de ne pas dresser un parallèle avec les tristes attentats qui sévissent sur notre planète. L’exubérance de Mercutio et les nombreuses allusions à son amour impossible envers Roméo est également un bel ajout au texte original. Dans le rôle, Benoît Mcginnis incarne avec une sensibilité déchirante les distractions flamboyantes que le personnage emploie pour camoufler ses idées noires. L’insouciance, l’intensité, l’authenticité, la naïveté et l’exagération caractérisant les amours adolescents sont dépeintes avec une authenticité désarmante jusqu’ici inégalée. La détermination de la jeunesse fougueuse et sans peur nous donne envie d’entrevoir l’avenir avec plus d’optimisme et d’idéalisme. Et si, malgré les épreuves et les démonstrations haineuses, l’amour est véritablement la solution à tout?
C’est réellement dans cette optique que Serge Denoncourt aborde le récit. Il accorde une place énorme et rafraîchissante à la relève. Choisie avec minutie, la brochette d’acteurs campant les protagonistes adolescents proposent tous un registre hautement crédible, à commencer, bien sûr, par les têtes d’affiche. Partageant une complicité extraordinaire, les deux splendides amants forment un couple attachant et bouleversant. Pour son baptême en théâtre, Marianne Fortier relève le défi avec brio, campant une jeune première articulée avec juste ce qu’il faut de naïveté et d’entêtement. De son côté, Philippe Thibault-Denis cerne parfaitement le romantisme démesuré et la fureur des sentiments contradictoires qu’expérimente son Roméo. Faisant preuve d’une agilité et d’une souplesse remarquables, il excelle dans les moments drôles et ceux plus sérieux, comme le témoigne la fameuse scène du balcon, la meilleure de tout le spectacle. Privilégiant des structures murales qui montent et se changent en fournitures (lit, tombeau, etc.), des colonnes imposantes et un éclairage recréant l’impression de la lueur du jour, la scénographie ingénieuse, spacieuse et foncièrement contemporaine signée Guillaume Lord sert à merveille le langage soigné du texte. Second tour de force de la pièce, la scène du bal, dans laquelle les personnages secondaires cessent de bouger pour démontrer que le temps s’arrête quand les regards de Roméo et Juliette se croisent, jouit de mythiques costumes qu’a concoctés François Barbeau pour des productions précédentes. Cette touchante et sobre attention au créateur décédé qui devait concevoir les costumes est tout à l’honneur des artisans. Quoique jolie, la musique de Philip Pinsky surcharge inutilement les instants dramatiques et les scènes silencieuses qui auraient eu plus d’impact sans elle. Les interprètes n’ont pas besoin de ce crémage pour livrer sans fausse note les émotions recherchées. Qui plus est, la trame sonore insuffle à la pièce un aspect cinématographique un tantinet cliché.
L’apport de Juste pour rire oblige, le premier acte, regorgeant de blagues flirtant dangereusement avec le burlesque, contraste étrangement avec le mélodrame épique submergeant le second. Faire rire aux éclats dans une pièce aussi lourde cause bien souvent des ruptures de ton. Cette version de Roméo et Juliette n’y échappe malheureusement pas, même si Debbie Lynch-White s’en donne à cœur joie dans le rôle d’une nourrice joviale et extravagante. La connivence entre rires et larmes aurait gagné à être mieux fignolée.
Fort heureusement, les quelques anicroches de cette monture de Roméo et Juliette ne font aucunement ombrage aux performances grandioses des acteurs ainsi qu’au plaisir contagieux et réflexions qu’elles engendrent. Donc, n’hésitez pas une seconde et réservez vos places avant qu’il ne soit trop tard! La pièce est à l’affiche au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 20 août.
Texte révisé par : Matthy Laroche