La partie n’est pas terminée
Minuit : les portes de la TOHU s’ouvrent et sortent quelques centaines de spectateurs venus voir la première Nord-Américaine de Cœur, ce deuxième volet de la tétralogie ambitieuse de Robert Lepage, Jeux de cartes. Plus de 3h30 de spectacle (avec l’entracte) d’histoires enchevêtrées au dénouement inattendu.
« Alors, c’était bon? » me demande le chauffeur de taxi qui me cueille à la porte. Réponse spontanée : « Oui! » Mais… il y avait un Mais au fond de ma tête.
Je résume la pièce (l’histoire de Chaffik, jeune maghrébin vivant à Québec qui, suite à la mort subite de son père, tente de faire la lumière sur le passé trouble de sa famille); puis on parle de Lepage et de son œuvre qui repousse toujours les limites, de vedettariat, des médias… La conversation dérive sur J.D. Salinger, son œuvre fascinante et comment la littérature peut rendre folles les personnes qui sont déjà fragilisées. Comment on peut s’identifier aussi fortement à un personnage, à ses épreuves, à sa quête existentielle. Vous saviez que Salinger avait toujours refusé qu’il y ait une adaptation cinématographique de The Catcher in the Rye? Bref.
©Courtoisie
Comme Chaffik, héros de notre histoire, le père de Robert Lepage était chauffeur de taxi à Québec. Enfant, Robert l’accompagnait parfois dans ses trajets où il faisait visiter la ville à des étrangers. Il en a tiré une leçon d’imagination qu’il a par la suite mise au service du théâtre; construisant le récit comme une ballade en voiture, où le décor et l’action changent sans que le spectateur ne s’en rende compte. C’est le cas pour Cœur, où la scénographie de Michel Gauthier et Jean Hazel est redoutablement efficace. Les jeux de trappes et cordages rappellent le théâtre itinérant d’époque, où l’illusion était indissociable du spectacle. Utilisant un voile pour changer de temps et de pays; ou pour projeter des films, des photographies et des paysages, le dispositif scénique pourrait devenir lourd à force de monter et redescendre mais il est savamment intégré à l’action et on n’y voit que du feu.
C’est sans parler du haut niveau de jeu des sept comédiens, éblouissants dans leurs nombreux rôles. Reda Guerinik (Chaffik) qui modifie sa démarche, se coiffe d’un chapeau et devient en quelques secondes un autre personnage – il n’y a pas un artifice au cinéma qui peut reproduire la magie de cet instant sur les planches. Tout le monde se reconnaît dans les lignes hilarantes de l’acteur Louis Fortier, incarnant la mère de Judith (Catherine Hughes), l’amoureuse de Chaffik. Il faut saluer la brillante interprétation de Kathryn Hunter, au jeu toujours juste dans ses multiples personnages, autant féminins que masculins, bien que sa voix et son physique frêle la trahissent. Elle seule vaut le détour dans Saint-Michel.
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Le fil conducteur de Cœur est le hasard. Ce hasard qui crée les relations, lance une piste sur ses origines et nous mène à la rencontre de l’Autre. Ce même hasard qui joue sur les sentiments et pèse tant sur les décisions que l’on prend chaque jour. La quête de Chaffik le mènera à Paris, au Maroc puis en Algérie. Elle le guidera de familles en familles, d’inconnus en compagnons de route, d’alliés en ennemis. Aller à la rencontre de ses origines ce n’est pas aussi facile qu’on le croit, ni aussi heureux. Chaffik et Judith l’apprendront à leurs dépends.
Chevauchant le théâtre, le cinéma et la magie, Cœur est truffé de références historiques et culturelles qui pallient à une certaine faiblesse du récit. Il fallait peut-être voir Pique pour tout à fait comprendre Cœur, ou on aura peut-être le portrait global avec Carreau et Trèfle l’an prochain, n’empêche que la partie de cartes semble incomplète. Cœur laisse le spectateur sur beaucoup d’interrogations et une impression que le propos n’est pas totalement assumé. Le tout pourrait être resserré et étoffé davantage. Malgré l’adroite mise en scène, le fil narratif est décousu et la montée dramatique est ponctuée de hauts… et de bas.
N’empêche, comme Salinger, Lepage a la capacité à créer des personnages dont le destin est plus grand que nature. L’auteur et metteur en scène crée un pont entre les individus et les communautés, révélant ce qui nous ressemble davantage que ce qui nous sépare. Et je songe; ce n’est peut-être pas en taxi, mais Robert Lepage nous emmène toujours ailleurs.
À la TOHU jusqu’au 9 février
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