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La dernière cassette : à rejouer en boucle

Faire un André Brassard de soi : transcender notre désert collectif un grain de sable à la fois

Crédit photo : Valérie Remise

Par : Annie Dubé

Après une longue pause culturelle, c’est une pièce brillante que j’ai découverte au 4’Sous. Menée de main de maître par l’actrice Violette Chauveau, déguisée, costumée et méconnaissable lors d’une interprétation troublante du défunt dramaturge québécois André Brassard, La dernière cassette est une œuvre qui me hante positivement depuis que j’ai quitté ce petit théâtre capable de grandes choses.

Après un grand succès l’an dernier, cette pièce nous fait l’honneur d’être reprise à Montréal ces jours-ci. Si vous avez tout manqué de Brassard de son vivant, vous aurez soudainement l’impression d’avoir eu une conversation intime avec un créateur plein de perspectives sur notre horizon collectif, dans une expression bouleversante de la solitude de sa fin de vie, répétitive et limitée dans son corps diminué et loin du monde.

Crédit photo : Valérie Remise

La face A, la face B

Comme la face A et la face B d’une même cassette, AB revisite avec curiosité des enregistrements de sa voix d’un autre temps, et il dialogue au sujet de la postérité de son œuvre avec grande lucidité. Comme un Sisyphe au royaume des fourmis ouvrières, contre la vacuité du monde où le Je manque de Nous, le personnage réfléchit au rôle d’un auteur de théâtre au sein d’un art collaboratif entre ses artisans et le public. Exaspéré par le vide narcissique des papillons qui cherchent trop la lumière, il chigne contre sa radio et exprime dans ses réactions acerbes toute sa vulnérabilité. C’est dans la quasi-obscurité que son visage coloré d’un maquillage de guignol nous plonge dans l’abysse de son quotidien d’homme malade. À l’ombre de sa fin de vie, amertume et lucidité se croisent dans son appartement lugubre où s’accumulent les déchets et les vieilles clopes.

Beaucoup de clopes et de talent

Dans une mise en scène riche en gestes et en regards, qui servent magnifiquement les mots en toute simplicité ; par le jeu bien sûr, et les fragments de l’ensemble de ce tableau peinturé par des musiques de cirque : on redéfinit le drame poétique par une habile exploration de l’art du clown. Je ne connais que peu de choses sur l’art clownesque, mais je sais que rien ne semble pouvoir dépasser cette transcendance entre le rire et les pleurs uniques à La dernière cassette. La destination de ces deux heures de théâtre est un espace dans lequel explosent les bouffés de rires et des larmes brûlantes ; un cadeau enfoui dans le sablier fragile de la vie.

Le maquillage Lynchesque, les costumes, l’éclairage, les vidéos, le texte et la mise en scène du talentueux Olivier Choinière, sans oublier le jeu inoubliable de Chauveau: tout ceci mérite des Prix, même si Brassard lui-même ne souhaitait pas être élu Miss Canada de son vivant, et on l’en remercie encore pour ça.

Pour les humains des arts vivants, qui bougent les grains de sables pris dans nos engrenages collectifs, on a le cœur plein devant tout cet amour envers cette matière fabriquée avec soins ; envers celui à qui l’on rend hommage dans ce chef-d’œuvre qui lui aurait probablement fait dire quelques mots d’église.

Crédit photo : Valérie Remise

Un précieux objet culturel fait des mégots de nos existences

On a envie, en sortant de cette pièce déconcertante et troublante d’humanité, dans notre époque où l’isolement social touche tant d’anonymes, de contribuer à ce que son legs fasse du bouche-à-oreille même après sa mort. Parce que comme Brassard, des créateurs comme ceux associés à ce spectacle sont des artistes qui méritent autant de soins qu’eux nous en apportent, par leurs réflexions vivantes dans ce monde parfois aussi glauque que l’appartement dans lequel ce fantôme culturel nous hante, par sa cassette à bobines qui rejoue jusqu’à l’effritement des corps. Un grand moment de théâtre. Quel bel objet…

À ne pas manquer, si vous aimez l’audace et la profondeur. Jusqu’au 17 novembre 2024 au Théâtre du 4’Sous.

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