Pétrole : la crise climatique dont nous sommes les spectateurs
Par : Annie Dubé
Rarement a-t-on la chance (ou la malchance) de voir une tragédie bouleversante se dérouler sur scène tout en ayant à ce point les deux pieds dedans. C’est ce qui m’est venu comme pensée en voyant la pièce Pétrole au Théâtre Duceppe. Les deux pieds dedans, c’est le cas de le dire pour les acteurs, qui barbotent littéralement dans quelques centimètres d’eau tout au long de la performance. On se demande s’ils ont froid aux pieds, le soir, après la performance. Et on se croise les doigts pour que personne ne glisse en sortant de scène. Pas même nous, en tant qu’habitants de la Terre qui se réchauffe comme glace au soleil. Une inondation se déroule en direct.
La scénographie efficace et tout en large, avec le ciel qui nous tombe sur la tête de 1979 jusqu’à la grande vague d’incendies californiens de 2018, nous transporte à travers les époques, dans cette fiction documentée au sujet du lobby du pétrole. Les changements de tableaux s’entrecroisent comme un ballet invisible qui coule naturellement. L’activité humaine se ressent même lors des quelques déplacements d’objets utilitaires sur la scène par les acteurs entre les scènes, bien qu’au final, ils soient peut-être accessoires pour nous transporter dans l’imaginaire.
Une crise dont nous sommes les zéros
Des sons de tambour dramatiques meublent efficacement les transitions de nos émotions et ceux des protagonistes tout au long de la pièce. Les enjeux sont étrangement contemporains, même lorsqu’on recule dans les années 70, on reconnaît des écologistes de notre temps, les mains liés, qui finissent par mettre trop d’eau dans leur vin face à leur impuissance, face au système qui nous englobe plus que jamais par sa toute-puissance.
On rit jaune à entendre les dirigeants des hautes sphères, plaider la rigueur du statu quo, pour défendre l’inaction par toutes sortes d’évitements et d’opportunismes, le plus sérieusement du monde. On se sent sans pouvoir, mais on comprend devant l’ampleur de cette pièce (qui ne pourrait avoir un meilleur sens du momentum) qu’il nous appartient de nous réveiller, comme dans notre propre ballet, les deux pieds dans l’eau sur un terrain glissant. Nous sommes en plein coeur de l’inaction.
Simon Lacroix joue le rôle central en toute sensibilité de ce chercheur, dont l’esprit scientifique se fissure face au choc du réel, qu’il comprend pourtant mieux que quiconque et voit venir à travers le déni du monde. On voudrait tellement qu’il réussisse à tenir à bout de bras cette mission dont on connaît déjà le résultat. Marie-Eve Milot est particulièrement touchante dans son rôle, qui porte lui-même plusieurs chapeaux : la mère d’une fille à naître, la conjointe complice, la femme de science militante, la femme qui cherche ses petites victoires et son bonheur à travers les épreuves de la désillusion.
Les acteurs qui incarnent les multiples personnages secondaires qui orbitent autour du couple sont tous un véritable délice, tant dans leur symbiose et comme électron. On pense entre autres à Olivia Palacci et Éric Bernier, qui arrivent à nous faire rire de nos malheurs avec leur sens du jeu comique, comme un petit cocktail absurde au bord de la piscine pour engourdir la douleur de la réalité qu’on peine encore à cerner. C’est la fête, le party à bar ouvert.
Les costumes rétro qu’on regarde défiler, entre la nostalgie et la ringardise du passé, sont des machines à voyager dans le temps, d’un charme simple et nostalgique.
Rire pour mieux se désoler
Malgré la tragédie abordée qui nous touche de trop près, qui rappelle notre résistance collective au changement, n’allez pas croire que c’est un spectacle simplement déprimant, bien au contraire. Il y a une certaine lumière dans cet espace, pour creuser au fond de notre angle-mort, et s’émouvoir de nos refoulements sociétaux. On éprouve même un certain plaisir à voir avec un recul historique cet enjeu, jadis considéré comme lointain, dont on ne peut plus faire abstraction. On ne voit pas le temps passer durant ce spectacle de 1h50, tout en demeurant bouleversé par cette histoire qui est celle de nos parents, la nôtre, puis celle de nos enfants. Il y a en soi un courage dans le geste créateur qui regarde droit devant, mais d’abord, derrière.
On réalise alors que nous sommes dans une grande pièce de théâtre grandeur nature, tant dans la salle qu’au niveau politique et économique. Mais comment cesser cette roue qui tourne ? Voilà la question que l’auteur nous pose.
Pétrole est une œuvre importante. Elle fait son nid à travers une histoire campée aux États-Unis, qui remonte chez nous par ses mots, dans un langage québécois et moderne, qui fait le pont entre tous ces lieux et ces époques dont nous sommes les héros. François Archambault mérite que cette création qui parle d’elle-même circule à travers le monde. Pourquoi ne pas commencer par y aller nous-mêmes ? C’est maintenant que ça se passe.
À l’affiche jusqu’au 14 mai 2022.
Crédit de la photo de couverture : Danny Taillon
Vous pourriez être intéressé par ces articles :
Spectacle interdisciplinaire « Les employés »