Robert Lepage et Riopelle : deux légendes québécoises plus grandes que nature
Par : Annie Dubé
Attendue depuis un moment, la pièce Le Projet Riopelle est enfin arrivée chez Duceppe. Cette commande de la Fondation de l’artiste, pour souligner le 100e anniversaire de naissance du peintre et sculpteur automatiste Jean Paul Riopelle, ne laisse pas indifférent. Et à moins d’être très loin des médias, c’est un spectacle dont on entend beaucoup jaser ces derniers jours. Robert Lepage et sa vaste équipe de surdoués ont courageusement entrepris cette mission impossible, et l’heure des opinions de tout un chacun est elle aussi à nos portes!
Il est rare que j’aie l’occasion de lire et d’entendre des critiques au sujet de spectacles dont j’ai à faire la critique une semaine plus tard. «Comment les points de vue au sujet du Projet Riopelle influenceront-elles ma propre critique?,» me suis-je demandée en arrivant au théâtre. La réponse m’est venue très tard en revenant à la maison : les défauts m’ont semblé moins pires que ce que j’avais anticipé, et les qualités étaient elles aussi amoindries dans leur sublime. Avions-nous vu la même pièce, de toute façon? Probablement que non.
Le Projet Lepage
Grande admiratrice de certaines œuvres passées de Robert Lepage, le fantôme du Projet Andersen, circa 2005-2006, ne m’a jamais quitté. Je pense cependant que les meilleurs spectacles de Lepage sont ceux qui mettent en scène Lepage comme interprète. Ce n’est malheureusement pas le cas ici, mais ce n’est pas grave, car des acteurs de talent, il n’y a que ça dans cette production de près de 4h30 incluant deux entractes. Ouais, c’est long. Très, très long. Je ne sais pas pourquoi tant de pièces de quatre, cinq, six, sept heures sont au programme, ces derniers temps. Il me semble que c’est un trip artistique qui ne mesure pas l’ampleur de ce que ça demande au public, pas nécessairement les jeunes cégépiens qui viennent vivre l’aventure, mais pour les deux dames âgées derrière moi pour qui cette sortie nostalgique devient un supplice pour la concentration et pour le risque d’embolie.
3 heures auraient fait l’affaire, mais c’est un bricolage si complexe qu’on ne sait pas exactement ce qui pourrait être ou ne pas être coupé, c’est un choix éditorial des plus subjectifs à chacun. Par moment, comme quand Huguette Riopelle fait la liste des items que Jean Paul aura besoin pour peindre, précisant que ses mains faiblissantes ne s’adaptent plus trop aux petits formats de tubes de couleur, je serais bien allée faire mon épicerie à la place. De la banalité, il y en a, et je ne suis pas contre. Mais j’aurais probablement vécu plus d’émotions dans la section de produits surgelés chez IGA.
J’ai malgré tout beaucoup apprécié le voyage dans le temps dans tout son spectre rétro, qui demeure très en surface, mais Lepage a toujours le don de réveiller en nous un romantisme nostalgique. Voilà peut-être la carte postale spatio-temporelle la plus dépourvue de synthèse de l’histoire des arts de la scène. Je ne sais pas, je n’ai pas tout vu ce qui s’est fait depuis que le monde est monde.
Ingénieux, le spectacle est une machine à inventivité : l’imagination et le génie technique s’allient encore une fois pour nous transporter dans un spectacle de magie, même si de nos jours, tout le monde se prend pour un magicien.
En franglais SVP
Ce qui m’a le plus impressionnée, ce sont les acteurs, sans exception. Je salue particulièrement l’effort qui a été mis sur la maîtrise de l’accent américain chez certains personnages. Et d’ailleurs, c’était une surprise de constater comment la rencontre entre Riopelle et l’artiste américaine Joan Mitchell allait rendre cette pièce presque bilingue. Pour les personnes qui maîtrisent bien la langue de Buffalo Bill, ce n’est pas un problème. Mais je ne conseille surtout pas à un unilingue francophone myope de venir sans ses lunettes aux verres en fond de bouteille, car il risque de glisser à côté des nombreux dialogues riches.
Anne-Marie Cadieux était très bien en Mitchell, mais c’est son rôle de barman new-yorkais qui a vraiment démontré l’incroyable talent de cette muse du théâtre. Quel bon Salvador Dali elle ferait.
Parmi les rôles de Luc Picard, c’est sans contredit son Paul-Émile Borduas et sa vulnérabilité, rarement explorée aussi clairement dans l’espace public, qui aura réellement touché des cœurs, en toute subtilité. Le personnage de Riopelle, pour sa part, attise plus l’empathie à ses débuts comme jeune artiste en quête d’une place dans ce monde qui manquait d’oxygène avant la publication du Refus global, qu’après son succès.
Le travail d’Ex Machina est plus que jamais pharaonique. Les techniciens de scène sont presque aussi présents que les acteurs, ce qui est à la fois impressionnant et une distraction entre les tableaux.
Le grand artiste, le petit homme
Riopelle, la personne, n’est pas très sympathique dans ce portrait. En fait, il incarne l’antithèse d’une inspiration. Lors du moment de sa rencontre avec Huguette, qui deviendra sa dernière conjointe officielle et aussi son poteau de vieillesse, j’ai ressenti un assez long malaise, comme seule la cruise lourde peut en produire. Vraiment, entre deux soupirs, j’ai eu l’impression d’assister à une scène de harcèlement ordinaire. Eh ben coudonc, elle a fini par accepter le poste sans qu’on lui torde (trop) le bras. Chacun ses goûts!
L’automatiste légendaire était donc un humain comme tant d’autres. Un simple mortel devenu statuesque. Ni terrible, ni merveilleux. Mais doué, ça oui. Et chanceux, en plus! Bien que… plutôt malheureux, on le devine.
Conseil : si vous voulez voir les œuvres de Riopelle, allez au musée. Si vous voulez voir les pièces de Lepage, allez au théâtre. Ne confondez pas les deux; les attentes, le marketing, l’objectification de certaines personnes devenues mythiques ne pourraient que vous créer de fausses attentes qui détourneront votre présence vers une absence.
Je ne sais pas si un message politique se cache entre les lignes de cette pièce, mais souhaitons que nous ne tombions jamais dans le piège de produire Lepage dans l’un des Casinos de Loto-Québec, comme fut le destin de l’immense oeuvre Rosa Luxembourg.
Salut, Gauvreau!
Voilà donc un projet qui dévoile surtout la toile de fond d’un époque de grands changements sociaux et culturels.
Le moment le plus marquant a été pour moi la récitation de la lettre de suicide de Claude Gauvreau, adressée à son maître Borduas d’une plume qui ne laissera personne de glace. Ce texte, bien réel, est un coup de poing dans le ventre, gracieuseté de ce bouleversant moustachu, devenu légende de la poésie québécoise et universelle. J’ai quitté la Place des Arts en me disant : ouais, j’aurais préféré le Projet Gauvreau! Mais bon, ce n’était pas la commande. Imaginez un instant le voyage exploréen d’un tel projet dramatique au sujet de ce poète maudit bien d’ici. Ce sera pour un autre 100e, peut-être?
Certains diront que Le Projet Riopelle n’est pas tout à fait au sujet du peintre Riopelle. Il y a de l’intangible dans ce que c’est et ce que ce n’est pas, en effet. Mais une oie est-elle moins une oie quand elle est entourée d’une centaine d’autres créatures de son espèce? Toutes les oies ne s’apprennent-elles pas comment en devenir une? Le Projet Riopelle est non pas un projet sur l’oie-Riopelle, mais le déroulement d’une grande toile de la vie et ses rives et dérives à n’en plus finir, où chaque silhouette d’oiseau forme un tout lors de l’envol sans carte d’une colonie et de ses individus interreliés.
Voilà un triptyque qui a besoin d’un espace infini pour prendre forme à sa mesure, et une scène ne sera jamais assez vaste pour imiter le ciel sans limite, mais au moins, on s’en rapproche un peu, dans ce cadre élastique.
Une expérience à découvrir jusqu’au 11 juin 2023 et ensuite au Diamant de Québec du 19 octobre au 19 novembre 2023. Allez-y, âmes curieuses! Voyagez dans l’avion imaginaire d’Ex Machina. Mais n’attendez pas Godot pour rien : il n’arrive jamais.
Texte, conception et mise en scène Robert Lepage
Coauteur, conception et direction de création Steve Blanchet
Dialogues Olivier Kemeid
Interprétation Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau, Richard Fréchette, Gabriel Lemire, Étienne Lou, Noémie O’Farrell, Luc Picard, Audrée Southière, Philippe Thibault-Denis
Crédit photo de couverture : Danny Taillon
Vous pourriez être intéressé par ces articles
L’altérité familière au cœur de la pièce « Mille » au Quat’Sous